Une fois n'est pas coutume, je vous invite à la lecture d'un discours politique.
Celui que prononça
Thomas Sankara à la tribune de l'OUA à Addis Abbeba, le 29 juillet 1987, c'est à dire deux mois et demi avant sa mort.
Né le 21 décembre 1949 à Yako (alors Haute-Volta), il se dirige, après ses études, vers la carrière militaire.
Comme souvent dans les pays africains, les militaires se mêlent volontiers de politique. Il devient ministre après le putch du
Colonel Saye Zerbo qui renverse en 1980 le Président
Sangoulé Lamizana, grand ami de la France.
Devenu Premier Ministre à la suite d'un coup d'Etat du médecin-commandant
Jean-Baptiste Ouedraogo, le 7 novembre 1982, il le dépose à son tour le 4 août 1983, après avoir été limogé le 17 mai de la même année suite à la visite du conseiller de
François Mitterrand, Guy Penne à Ouagadougou.
Déjà considéré donc, comme un ennemi des intérêts français et occidentaux en général en tant que chef du gouvernement,
Sankara aggravera son cas comme Président du Conseil Révolutionnaire, puis comme Président de la République du Burkina-Faso ("pays des hommes intègres", nouveau nom qu'il donne à la Haute-Volta).
Ses réformes agraires, sociales, sanitaires et éducatives (en particuliers pour les femmes) lui vaudront une popularité record pour un putchiste.
Mais aussi des jalousies et des rancunes tenaces.
Le discours qui suit est un plaidoyer pour l'annulation de la dette des pays africains.
Prenez la peine de le lire entièrement et réfléchissez.
Extrait du discours de Thomas Sankara à la vingt-cinquième Conférence au sommet des pays membres de l'OUA à Addis-Abeba, le 29 juillet 1987.
[...]
Nous estimons que la dette s'analyse d'abord de par ses origines. Les origines de la dette remontent aux origines du colonialisme. Ceux qui nous ont prêté de l'argent, ce sont ceux-là qui nous ont colonisés, ce sont les mêmes qui géraient nos États et nos économies, ce sont les colonisateurs qui endettaient l'Afrique auprès des bailleurs de fonds, leurs frères et cousins.
Nous étions étrangers à cette dette, nous ne pouvons donc pas la payer.
La dette, c'est encore le Néo-Colonialisme où les colonisateurs se sont transformés en assistants techniques ; en fait, nous devrions dire qu'ils se sont transformés en assassins techniques ; et ce sont eux qui nous ont proposé des sources de financement.
Des bailleurs de fond, un terme que l'on emploie chaque jour comme s'il y avait des hommes dont le bâillement suffisait à créer le développement chez les autres. Ces bailleurs de fond nous ont été conseillés, recommandés ; On nous a présenté des montages financiers alléchants, des dossiers ; nous nous sommes endettés pour cinquante ans, soixante ans ,même plus c’est-à-dire que l'on nous a amenés à compromettre nos peuples pendant cinquante ans et plus.
Mais la dette, c'est sa forme actuelle, contrôlée, dominée par l'impérialisme, une reconquête savamment organisée pour que l'Afrique, sa croissance, son développement obéisse à des paliers, à des normes qui nous sont totalement étrangères, faisant en sorte que chacun de nous devienne l'esclave financier c’est-à-dire l'esclave tout court de ceux qui ont eu l'opportunité, la ruse, la fourberie de placer les fonds chez nous avec l'obligation de rembourser.
On nous dit de rembourser la dette, ce n'est pas une question morale, ce n'est point une question de ce prétendu honneur de rembourser ou de ne pas rembourser ; Monsieur le président, nous avons écouté et applaudi le premier ministre de Norvège lorsqu'elle est intervenue ici même, elle a dit, elle qui est Européenne, que toute la dette ne peut pas être remboursée. La dette ne peut pas être remboursée parce que d'abord si nous ne payons pas, nos bailleurs de fond ne mourront pas. Soyons-en sûrs. Par contre, si nous payons, c'est nous qui allons mourir. Soyons en sûrs également. Ceux qui nous ont conduits à l'endettement ont joué comme dans un casino ; quand ils gagnaient, il n'y avait point de débat, maintenant qu'ils ont perdu au jeu, ils nous exigent le remboursement ; et l'on parle de crise. Non ! Monsieur le Président, ils ont joué, ils ont perdu, c'est la règle du jeu, la vie continue !
Nous ne pouvons pas rembourser la dette parce que nous n'avons pas de quoi payer ; nous ne pouvons pas rembourser la dette parce que nous ne sommes pas responsables de la dette ; nous ne pouvons pas payer la dette parce que, au contraire, les autres nous doivent ce que les plus grandes richesses ne pourront jamais payer c’est-à-dire la dette de sang. C'est notre sang qui a été versé ; on parle du plan Marshall qui a refait l' Europe Économique mais ne parle jamais du plan Africain qui a permis à l'Europe de faire face aux hordes hitlériennes lorsque leur économie était menacée, leur stabilité était menacée. Qui a sauvé l'Europe ? C'est l'Afrique ! On en parle très peu, on en parle si peu que nous ne pouvons pas nous être complices de ce silence ingrat. Si les autres ne peuvent pas Chanter nos louanges, nous avons au moins le devoir de dire que nos pères furent courageux et que nos anciens combattants ont sauvé l'Europe et finalement ont permis au monde de se débarrasser du Nazisme.
La dette, c'est aussi la conséquence des affrontements et lorsque l'on nous parle aujourd'hui de crise économique, on oublie de nous dire que la crise n'est pas venue de façon subite, la crise existe de tout temps et elle ira en s'aggravant chaque fois que les masses populaires seront de plus en plus conscientes de leur droit face aux exploiteurs. Il y a crise aujourd'hui parce que les masses refusent que les richesses soient concentrées entre les mains de quelques individus ; Il y a crise parce que quelques individus déposent dans des banques à l'étranger des sommes colossales qui suffiraient à développer l' Afrique ; Il y a crise parce que face à richesses individuelles que l'on peut nommer, les masses populaires refusent de vivre dans les ghettos, dans les bas quartiers ; Il y a crise parce que les peuples partout refusent d'être dans Soweto face à Johannesburg. Il y a donc lutte et l'exacerbation de cette lutte amène les tenants du pouvoir financier à s'inquiéter. On nous demande aujourd'hui d'être complices de la recherche d'un équilibre, équilibre en faveur des tenants du pouvoir financier, équilibre au détriment de nos masses populaires. Non, nous ne pouvons pas être complices, non, nous ne pouvons pas accompagner ceux qui sucent le sang de nos peuples et qui vivent de la sueur de nos peuples, nous ne pouvons pas les accompagner dans leur démarche assassine.
Monsieur le président, nous entendons parler de club, club de Rome, club de Paris, club de partout. Nous entendons parler du groupe des cinq, du groupe des sept, du groupe des dix peut être du groupe des cent et que sais-je encore. Il est normal que nous créions notre club et notre groupe faisant en sorte que dès aujourd'hui Addis Abeba devienne également le siège, le centre d'où partira le souffle nouveau : le club d'Addis Abeba.
Nous avons le devoir aujourd'hui de créer le front uni d'Addis Abeba contre la dette. Ce n'est que de cette façon que nous pouvons dire aux autres qu'en refusant de payer la dette nous ne venons pas dans une démarche belliqueuse, au contraire, c'est dans une démarche fraternelle pour dire ce qui est. Du reste, les masses populaires en Europe ne sont pas opposées aux masses populaires en Afrique mais ceux qui veulent exploiter l'Afrique, ce sont les mêmes qui exploitent l'Europe ; Nous avons un ennemi commun. Donc notre club parti d'Addis Abeba devra également dire aux uns et aux autres que la dette ne saurait être payée.
Et quand nous disons que la dette ne saurait être payée ce n'est point que nous sommes contre la morale, la dignité, le respect de la parole. Parce que nous estimons que nous n'avons pas la même morale que les autres. Entre le riche et le pauvre, il n'y a pas la même morale. La bible, le coran, ne peuvent pas servir de la même manière celui qui exploite le peuple et celui qui est exploité ; Il faudrait alors qu'il y ait deux éditions de la bible et deux éditions du coran.
Nous ne pouvons pas accepter qu'on nous parle de dignité, nous ne pouvons pas accepter que l'on nous parle de mérite de ceux qui payent et de perte de confiance vis à vis de ceux qui ne payeraient pas. Nous devons au contraire dire que c'est normal aujourd'hui, nous devons au contraire reconnaître que les plus grands voleurs sont les plus riches. Un pauvre, quand il vole, il ne commet qu'un larcin ou une peccadille tout juste pour survivre par nécessité. Les riches ce sont eux qui volent le fisc, les douanes et qui exploitent les peuples.Monsieur le président, ma proposition ne vise pas simplement à provoquer ou à faire du spectacle, je voudrais dire ce que chacun de nous pense et souhaite. Qui ici ne souhaite pas que la dette soit purement et simplement effacée ? Celui qui ne le souhaite pas, il peut sortir, prendre son avion et aller tout de suite à la banque mondiale payer ! Tous nous le souhaitons !
Je ne voudrais pas que l'on prenne la proposition du Burkina Faso comme celle qui viendrait de la part de jeunes sans maturité et sans expérience. Je ne voudrais pas non plus que l'on pense qu'il n'y a que les révolutionnaires à parler de cette façon. Je voudrais que l'on admette que c'est simplement l'objectivité et l'obligation et je peux citer dans les exemples de ceux qui ont dit de ne pas payer la dette des révolutionnaires comme des non révolutionnaires, des jeunes comme des vieux. Je citerai par exemple Fidel Castro, il n'a pas mon âge même s'il est révolutionnaire mais je pourrais citer également François Mitterrand qui a dit que les pays africains ne peuvent pas payer, que les pays pauvres ne peuvent pas ; Je pourrais citer Madame le premier ministre de Norvège, je ne connais pas son âge et je m'en voudrais de le lui demander. Je voudrais citer également le président Félix Houphouët-Boigny.
Si le Burkina Faso tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence.
Dernière phrase prophétique et particulièrement lucide, puisqu'un peu plus de deux mois plus tard, le 15 octobre 1987,
Thomas Sankara est assassiné lors du coup d'Etat qui porte à la magistrature suprême, son Premier Ministre,
Blaise Compaoré, toujours aux manettes à ce jour.
Celui-ci a été mis en cause très directement dans l'élimination de son prédécesseur mais on attend toujours des sanctions pénales ou autres contre les meurtriers de celui que les foules africaines considèrent aujourd'hui comme un Messie.
On notera que
Blaise Compaoré a été reçu parmi les tous premiers visiteurs par
François Hollande nouvellement élu, tout comme il l'avait été par ses deux prédécesseurs...
Y a-t-il vraiment des hasards en politique ?