Gaspard de la Nuit est un recueil de 70 courts poèmes en prose.
Il a été composé par
Louis Jacques Napoléon Bertrand, dit
Aloysius Bertrand qui naquit le 20 avril 1807 à Ceva (Piémont).
C'est à Dijon où a été nommé son père, capitaine de gendarmerie, qu'
Aloysius poursuit ses études.
De 18216 à 1832 il participe aux activités de la Société d'Etudes de la Ville.
C'est dans la revue littéraire de la Société qu'il publie ses premiers poèmes, aussi bien en vers qu'en prose.
Ayant dédié un poème à
Victor Hugo, ce dernier le complimente et le jeune homme, enhardi, part pour Paris en 1828.
Bien que devenu chef de famille à la mort de son père cette même année, c'est sa tante paternelle qui subvient aux besoins de tous.
Dans la capitale, il est reçu dans tous les salons : il rencontre
Hugo, Nodier ou encore
Sainte-Beuve.
Honteux de son pauvre statut social, il peine à trouver sa place.
Il contracte, en 1829, une tuberculose pulmonaire qui le contraint à s'aliter.
L'année suivante, de retour à Dijon, il devient journaliste dans deux revues politiques locales.
Il collabore également à des périodiques parisiens, tel
Le Mercure de France.
En 1833, après avoir enfin fait représenter une de ses pièces à Dijon (il avait essuyé plusieurs refus lors de son premier séjour parisien), il repart pour Paris où il se fait embaucher comme secrétaire du
Baron Roederer, à la Manufacture Saint Gobain. Sa mère et sa soeur viennent le rejoindre.
Au printemps 1834, il tombe amoureux d'une certaine
Célestine, amour qui ne semble pas complètement partagé.
Toujours aussi pauvre,
Aloysius vit d'expédients et d'emprunts auprès des intellectuels qu'il a connu dans les salons. Il a même été aidé par la
reine Marie-Amélie et le gouvernement, ainsi que par le sculpteur
David d'Angers qui était devenu son ami.
Il retente sa chance vers le théâtre mais sans succès, en dépit de multiples remaniement de ses oeuvres.
Hospitalisé encore une fois en 1838, il pense enfin pouvoir faire publier ses poèmes. Mais cet espoir est déçu à nouveau et il est de retour à l'hôpital Necker en mars 1841.
Là il retrouve
David d'Angers, par hasard en visite.
Le sculpteur le veille jusqu'à sa mort le 29 avril 1841.
La vie du poète fait écho à celle de son recueil le plus célèbre :
Gaspard de la Nuit.
En 1829, les poèmes de ce jeune homme sont salués par les cercles littéraires parisiens.
Bertrand prend contact avec un éditeur qui fait faillite : les manuscrits sont mis sous séquestre !
C'est après leur levée qu'il revient à Dijon.
Lors de son retour dans la capitale en 1833,
Aloysius confie ses poèmes à l'éditeur
Renduel qui, s'il verse une avance, ne les publie pas. Relancé en 1836, même scénario.
En 1839, un éditeur d'Angers se montre intéressé mais
Renduel détient toujours les textes.
Quand, en 1840,
Bertrand s'adresse à nouveau à lui dans une ultime démarche,
Renduel s'est retiré des affaires !
C'est
David d'Angers, légataire universel du poète, qui fera publier le recueil en 1842 avec l'aide de
Sainte Beuve.
Les écrits d'
Aloysius Bertrand, un temps oubliés au XIXème siècle, ont été réhabilités par
Charles Beaudelaire qui fit réimprimer l'ouvrage en 1868.
Il fut le premier à considérer
Bertrand comme "l'inventeur" du poème en prose.
Plus tard
Stéphane Mallarmé, Max Jacob, Pierre Reverdy, André Breton, reconnurent
Aloysius Bertrand comme un précurseur de leur style et un inspirateur.
Cette suite de tableaux d'inspiration à la fois romantique, gothique et picturale, préfigure le symbolisme et offre une vision pittoresque du Moyen Âge, revisité à l'aune de la magie des visions intérieures du poète. Reconnaissant pour maîtres Hugo, Gautier, Byron et Nodier, Bertrand convoque tout un arsenal romantique (châteaux, clochers gothiques, monastères, sylphides, gnomes, fées, démons, alchimistes, aventuriers, brigands, vagabonds, sabbats, gibets, etc.) dont il donne une vision personnelle, à la fois fantasque et ironique. Souvent étranges ou fantastiques, ces tableaux pleins de magie et d'ésotérisme sont aussi influencés par le clair-obscur de la peinture.
Le clair de lune
Oh ! qu'il est doux, quand l'heure tremble au clocher,
la nuit, de regarder la lune qui a le nez fait comme
un carolus d'or !
Deux ladres se lamentaient sous ma fenêtre, un chien
hurlait dans le carrefour, et le grillon de mon foyer
vaticinait tout bas.
Mais bientôt mon oreille n'interrogea plus qu'un silence
profond. Les lépreux étaient rentrés dans leurs chenils,
aux coups de Jacquemart qui battait sa femme.
Le chien avait enfilé une venelle, devant les pertuisanes
du guet enrouillé par la pluie et morfondu par la bise.
Et le grillon s'était endormi, dès que la dernière bluette
avait éteint sa dernière lueur dans la cendre de la cheminée.
Et moi, il me semblait, - tant la fièvre est incohérente ! -
que la lune, grimant sa face, me tirait la langue comme
un pendu !
Ondine
- " Écoute ! - Écoute ! - C'est moi, c'est Ondine qui
frôle de ces gouttes d'eau les losanges sonores de ta
fenêtre illuminée par les mornes rayons de la lune ;
et voici, en robe de moire, la dame châtelaine qui
contemple à son balcon la belle nuit étoilée et le beau
lac endormi.
" Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant,
chaque courant est un sentier qui serpente vers mon palais,
et mon palais est bâti fluide, au fond du lac, dans le
triangle du feu, de la terre et de l'air.
" Écoute ! - Écoute ! - Mon père bat l'eau coassante
d'une branche d'aulne verte, et mes sœurs caressent de
leurs bras d'écume les fraîches îles d'herbes, de nénuphars
et de glaïeuls, ou se moquent du saule caduc
et barbu qui pêche à la ligne ! "
Sa chanson murmurée, elle me supplia de recevoir son
anneau à mon doigt pour être l'époux d'une Ondine, et
de visiter avec elle son palais pour être le roi des lacs.
Et comme je lui répondais que j'aimais une mortelle,
boudeuse et dépitée, elle pleura quelques larmes, poussa
un éclat de rire, et s'évanouit en giboulées qui
ruisselèrent blanches le long de mes vitraux bleus.
La ronde sous la cloche
C’était un bâtiment lourd, presque carré, entouré de ruines, et dont la tour principale, qui possédait encore son horloge, dominait tout le quartier.
Fenimore Cooper.
Douze magiciens dansaient une ronde sous la grosse cloche de Saint-Jean. Ils évoquèrent l’orage l’un après l’autre, et du fond de mon lit je comptai avec épouvante douze voix qui traversèrent processionnellement les ténèbres.
Aussitôt la lune courut se cacher derrière les nuées, et une pluie mêlée d’éclairs et de tourbillons fouetta ma fenêtre, tandis que les girouettes criaient comme des grues en sentinelle sur qui crève l’averse dans les bois.
La chanterelle de mon luth, appendu à la cloison, éclata ; mon chardonneret battit de l’aile dans sa cage ; quelque esprit curieux tourna un feuillet du Roman de la Rose qui dormait sur mon pupitre.
Mais soudain gronda la foudre au haut de Saint-Jean. Les enchanteurs s’évanouirent frappés à mort, et je vis de loin leurs livres de magie brûler comme une torche dans le noir clocher.
Cette effrayante lueur peignait des rouges flammes du purgatoire et de l’enfer les murailles de la gothique église, et prolongeait sur les maisons voisines l’ombre de la statue gigantesque de Saint-Jean.
Les girouettes se rouillèrent ; la lune fondit les nuées gris de perle ; la pluie ne tomba plus que goutte à goutte des bords du toit, et la brise, ouvrant ma fenêtre mal close, jeta sur mon oreiller les fleurs de mon jasmin secoué par l’orage.
Encore un printemps
Encore un printemps, — encore une goutte de rosée qui se bercera un moment dans mon calice amer, et qui s’en échappera comme une larme.
Ô ma jeunesse ! tes joies ont été glacées par les baisers du temps, mais tes douleurs ont survécu au temps qu’elles ont étouffé sur leur sein.
Et vous qui avez parfilé la soie de ma vie, ô femmes ! s’il y a eu dans mon roman d’amour quelqu’un de trompeur, ce n’est pas moi, quelqu’un de trompé, ce n’est pas vous !
Ô printemps ! petit oiseau de passage, notre hôte d’une saison qui chante mélancoliquement dans le cœur du poète et dans la ramée du chêne !
Encore un printemps, — encore un rayon du soleil de mai au front du jeune poète, parmi le monde, au front du vieux chêne, parmi les bois !
A M. David, statuaire
Non, Dieu, éclair qui flamboie dans le triangle
symbolique, n'est point le chiffre tracé sur les lèvres
de la sagesse humaine !
Non, l'amour, sentiment naïf et chaste qui se voile
de pudeur et de fierté au sanctuaire du cœur, n'est
point cette tendresse cavalière qui répand les larmes
de la coquetterie par les yeux du masque de l'innocence !
Non, la gloire, noblesse dont les armoiries ne se
vendirent jamais, n'est pas la savonnette à vilain qui
s'achète, au prix du tarif, dans la boutique d'un journaliste!
Et j'ai prié, et j'ai aimé, et j'ai chanté, poète pauvre et souffrant !
Et c'est en vain que mon cœur déborde
de foi, d'amour et de génie !
C'est que je naquis aiglon avorté ! L'oeuf de mes destinées,
que n'ont point couve les chaudes ailes de la prospérité,
est aussi creux, aussi vide que la noix dorée de l'Égyptien.
Ah ! l'homme, dis-le-moi, si tu le sais, l'homme,
frêle jouet, gambadant suspendu aux fils des passions;
ne serait-il qu'un pantin qu'use la vie et que brise la mort ?
Chèvremorte
Et moi aussi j’ai été déchiré par les épines de ce désert, et j’y laisse chaque jour quelque partie de ma dépouille.
Les Martyrs, livre X.
Ce n’est point ici qu’on respire la mousse des chênes et les bourgeons du peuplier, ce n’est point ici que les brises et les eaux murmurent d’amour ensemble.
Aucun baume, le matin après la pluie, le soir aux heures de la rosée ; et rien pour charmer l’oreille que le cri du petit oiseau qui quête un brin d’herbe.
Désert qui n’entend plus la voix de Jean-Baptiste ! Désert que n’habitent plus ni les hermites ni les colombes !...
Ainsi mon âme est une solitude où, sur le bord de l’abîme, une main à la vie et l’autre à la mort, je pousse un sanglot désolé.
Le poète est comme la giroflée qui s’attache, frêle et odorante, au granit, et demande moins de terre que de soleil.
Mais hélas ! je n’ai plus de soleil, depuis que se sont fermés les yeux si charmants qui réchauffaient mon génie !