Une fois n'est pas coutume, je vais vous inviter à découvrir un auteur que je n'ai pas lu moi même.
Mais comme j'ai été séduit par les quelques extraits que j'ai pu glaner ici et là, je vais m'y atteler et vous propose d'en faire autant.
Haruki Murakami est un romancier et nouvelliste japonais, né le 12 janvier 1949 à Kyoto.
Personnage atypique, il a commencé par des études d'art dramatique avant de gérer un club de jazz, le
Peter Cat dans le quartier Kokubunji de Tokyo. Passionné par les chats, il publie son premier roman en 1985 et reçoit le prestigieux
Prix Gunzo.
S'en suit un périple à travers l'Europe du Sud puis il part enseigner le japonais à l'Université de Princeton aux Etats-Unis.
De retour au Japon, il alterne les recueils de nouvelles et les romans, dans une veine où se mèlent contes initiatiques, surréalisme, fantastique et psychologie raffinée de l'âme asiatique qui rejoint l'universel.
Sa renommée grandissante fait que ses admirateurs attendent impatiemment une consécration par le jury du Prix Nobel de Littérature....
Arrêtons nous sur
"Kafka sur le rivage", paru en 2002.
Les deux principaux personnages du roman sont Kafka Tamura, jeune fugueur de quinze ans qui fuit la sombre prophétie que son père lui a martelée durant son enfance et Nakata, un vieil homme, victime dans l'enfance d'un inexplicable coma qui a annihilé ses facultés intellectuelles et qui décide d'entamer un voyage pour le moins aléatoire.
Kafka se réfugie dans une bibliothèque commémorative située dans la ville de Takamatsu. Oshima, à la beauté androgyne, le prend sous son aile tandis que la directrice, la mélancolique Melle Saeki, éblouit le jeune homme.
Nakata, qui possède le don de parler aux chats et de faire tomber des pluies de poissons, est accompagné dans son périple par Hoshino, un routier au coeur d'or. Ses pas le guident jusqu'à Takamatsu, vers une pierre blanche, porte ouvrant sur un autre monde.
Kafka et Nakata semblent liés par un fil invisible, noué au plus sombre de leur inconscient, glissant sur le rivage, limite floue entre la réalité et le rêve, la vie et la mort ...
Parfois, le destin ressemble à une tempête de sable qui se déplace sans cesse. Tu modifies ton allure pour lui échapper. Mais la tempête modifie aussi la sienne. Tu changes à nouveau le rythme de ta marche, et la tempête change son rythme elle aussi. C'est sans fin, cela se répète un nombre incalculable de fois, comme une danse macabre avec le dieu de la Mort, juste avant l'aube. Pourquoi ? parce que la tempête n'est pas un phénomène venu d'ailleurs sans aucun lien avec toi. Elle est toi même et rien d'autre. elle vient de l'intérieur de toi. Alors la seule chose que tu puisses faire, c'est pénétrer délibérément dedans, fermer les yeux et te boucher les oreilles afin d'empêcher le sable d'y entrer, et la traverser pas à pas. Au coeur de cette tempête, il n'y a pas de soleil, il n'y a pas de lune, pas de repère dans l'espace ; par moments, même, le temps n'existe plus. Il n'y a que du sable blanc et fin comme des os broyés qui tourbillonne haut dans le ciel. Voilà la tempête de sable que tu dois imaginer.
(...)
Nous perdons tous sans cesse des choses qui nous sont précieuses... des occasions précieuses, des possibilités, des sentiments qu'on ne pourra pas retrouver. C'est cela aussi vivre. Mais à l'intérieur de notre esprit - je crois que c'est à l'intérieur de notre esprit - il y a une petite pièce dans laquelle nous stockons le souvenir de toutes ces occasions perdues. Une pièce avec des rayonnages, comme dans cette bibliothèque, j'imagine. Et il faut que nous fabriquions un index, avec des cartes de références, pour connaitre précisément ce qu'il y a dans nos coeurs. Il faut aussi balayer cette pièce, l'aérer, changer l'eau des fleurs. En d'autres termes, tu devras vivre dans ta propre bibliothèque.
(...)
A l'origine, la forme du labyrinthe s'est inspirée de celle des boyaux. Autrement dit, le principe du labyrinthe existe à l'intérieur de toi. Et il correspond à un labyrinthe extérieur à toi.
-C'est une métaphore ?
-Exactement. Une métaphore à double sens. Ce qui extérieur à toi, c'est la projection de ce qui est intérieur, et l'intérieur est la projection de l'extérieur. Souvent, quand tu mets les pieds dans un labyrinthe extérieur, c'est que tu entres aussi dans un labyrinthe intérieur. Dans la plupart des cas, c'est très dangereux.
(...)
"Des poissons tombent du ciel ! 2.000 sardines et maquereaux dans une rue de Nakano !"
Après avoir lu l'entrefilet, je rends le journal à Oshima. L'article évoque les causes possibles de cette pluie de poissons, mais aucune ne me paraît vraiment convaincante. La police explore les pistes d'un canular ou d'un cambriolage. L'institut météorologique n'a pas relevé de conditions atmosphériques susceptibles d'entraîner une pluie de poissons. Le porte-parole du ministère de l'Agriculture, de la Pêche et de l'Industrie n'a pas encore commenté l'évènement.
- A ton avis, qu'est ce qui a bien pu se passer ? me demande Oshima.
Je secoue la tête. Pas la moindre idée.
- Deux mille poissons sont tombés du ciel le lendemain de l'assassinat de ton père, non loin de chez toi. Ca doit être une coïncidence.
- Sans doute.
- Un autre article dans le journal mentionne également une pluie de sangsues sur une aire de repos de l'autoroute Tokyo-Nagoya, qui a entraîné un carambolage sans gravité. Personne ne parvient à expliquer comment des sangsues ont pu se mettre à pleuvoir du ciel. La nuit était claire, il n'y avait aucun nuage. Là non plus, tu n'as aucune idée de ce qui aurait pu se passer ?
Aucune idée.
Oshima replie le journal.
- Ce qui veut dire qu'une succession d'évènements étranges et inexplicables frappe notre pays. Ces évènements n'ont aucun lien entre eux, il doit s'agir de simples coïncidences. Mais cela m'intrigue tout de même. Il y a quelque chose qui cloche dans tout ça.
(...)
-Il se passe beaucoup de choses autour de moi. Certaines que j'ai choisies, d'autres non. Mais je ne perçois plus très bien la différence entre les deux. C'est à dire, même ce que je crois choisir de ma propre volonté me semble avoir été déterminé d'avance. J'ai l'impression de suivre un chemin que quelqu'un d'autre a déjà tracé pour moi.
(...)
-Même si c'est vrai, même si tes choix et tes efforts doivent fatalement se révéler vains, tu seras toujours toi, et personne d'autre. C'est bien toi qui avances et pas un autre. Ne t'inquiète pas.
Je lève les yeux, le regarde. Il a un air étrangement convaincant.
-Pourquoi en êtes-vous si sûr?
- A cause de l'ironie.
-L'ironie?
Il me regarde dans les yeux.
-Ecoute-moi bien, Kafka Tamura, le sentiment que tu éprouves actuellement a fait l'objet de nombreuses tragédies grecques.Ce ne sont pas les humains qui choisissent leur destin mais le destin qui choisit les humains. Voilà la vision du monde essentielle de la tragédie grecque. Et la tragédie -d'après Aristote- prend sa source ironiquement, non pas dans les défauts mais dans les vertus des personnages. Tu comprends ce que je veux dire? Ce ne sont leurs défauts, mais leurs vertus qui entraînent les humains vers les plus grandes tragédies. Oedipe roi, de Sophocle, en est un remarquable exemple. Ce ne sont pas sa paresse ou sa stupidité qui le mène à la catastrophe mais son courage et son honnêteté. Il naît de ce genre de situation une ironie inévitable.
- Alors il n'y a aucun moyen d'y échapper.
- ça dépend des cas. Mais l'ironie donne de la profondeur aux humains, et de la grandeur. Elle offre le salut, un salut d'un niveau supérieur, et une sorte d'espérance universelle. C'est pour cela que tant de gens lisent les tragédies grecques aujourd'hui encore. Elles constituent une sorte d'archétype de l'art. Je me répète mais, dans la vie, tout est métaphorique. Personne ne tue réellement son père, personne ne couche réellement avec sa mère, n'est-ce pas? Nous intégrons l'ironie de la vie grâce à un instrument appelé métaphore. Et c'est comme cela que nous grandissons, que nous devenons plus profonds.