samedi 29 septembre 2012
Jean Sénac
Jean Sénac était un poète algérien d'origine française, né le 29 novembre 1926 à Béni-Saf (Oran).
Né de père inconnu, il fréquente très tôt les cercles littéraires algériens de la colonisation. Tombé gravement malade en 1946 (paratyphoïde puis pleurésie), il entre en contact épistolaire avec Albert Camus.
A sa sortie du sanatorium, il rencontre Jean Cayrol, Mohammed Dib et Jules Roy.
Sénac entre à Radio-Alger et organise des expositions de peinture. Dès 1952, il fréquente les milieux nationalistes.
Se revendiquant comme appartenant à "la patrie algérienne", il gagne Paris où il publie, avec une préface de René Char, un premier recueil de poèmes. Véritable agent de liaison entre les intellectuels français et les nationalistes algériens, il revient en Algérie en 1962.
Ayant créé une nouvelle galerie de peinture, La Galerie 54, il anime en même temps des émissions à la radio algérienne et dirige la revue "Novembre".
Après la prise de pouvoir du Colonel Boumedienne, en 1965, sa situation devient instable et finalement en 1971, ses programmes radio sont suspendus.
Homosexuel assumé, il est en bute à des difficultés croissantes et dans la nuit du 29 au 30 août 1973, il est assassiné dans des circonstances demeurées obscures.
Jean Sénac est considéré par beaucoup comme un authentique écrivain algérien de langue française, dévoué de toute son âme à sa patrie.
L’Homme ouvert
Cet homme portait son enfance
sur son visage comme un bestiaire
il aimait ses amis
l’ortie et le lierre l’aimaient
Cet homme avait la vérité
enfoncée dans ses deux mains jointes
et il saignait
À la mère qui voulut enlever son couteau
à la fille qui voulut laver sa plaie
il dit « n’empêchez pas mon soleil de marcher »
Cet homme était juste comme une main ouverte
on se précipita sur lui
pour le guérir pour le fermer
alors il s’ouvrit davantage
il fit entrer la terre en lui
Comme on l’empêchait de vivre
il se fit poème et se tut
Comme on voulait le dessiner
il se fit arbre et se tut
Comme on arrachait ses branches
il se fit houille et se tut
Comme on creusait dans ses veines
il se fit flamme et se tut
Alors ses cendres dans la ville
portèrent son défi
Cet homme était grand comme une main ouverte.
Paris, 21 avril 1952
Huitième lettre à Antoine
Viens, puisque tu n’es plus qu’une anarchie de couleurs
Indistinctes,
Un fracas de syllabes,
Un circuit délabré entre la syncope et l’oracle.
Viens, puisque tout désir est cendre sous les cendres,
Et nos rêves
Barbelés dans les ronces.
Viens,
Un désordre baroque a déjà livré notre lit aux brocanteurs.
Pour notre voyage il ne reste
Qu’une planche de bois blanc
Et un galet.
Viens.
J’ai rejoint les barbares.
Nous t’attendons.
20 novembre 1966
Ordres II
Quand j’aurai retiré mon poète
Mon pédé ma barbe mon bâtard
Mon algérien mon sommeil
Mon soleil (slip minimum) mon
Bavardage ma mer,
Dévêtu comme un pape sur le seuil de Dieu,
Nu
Comme un empereur pour le sacre,
(Ouvrier sous la douche)
— mon mendigot —,
Vous me verrez.
Avec une poitrine capable d’accueillir l’espérance et l’espace.
Des épaules pour le temps
Des poumons un cœur réguliers
Pour une marche souple
Parmi la vigoureuse tendresse du matin
(Genou intact, Rimbaud sauvé),
Vous m’aimerez.
En attendant, avec tous ces mots de nylon,
Je transpire et je feins.
Alger, 17 octobre 1970
J'écris mes poèmes sur ta bouche.
Ils sont navigateurs sur l'espace gonflé. Parfois ils touchent terre, ils me reconnaissent.
Emerveillé, je les recopie.
D'autres fois, lorsque tu m'aimes,
Ils s'épanouissent, ils saignent, ils chantent.
Je n'en finis plus de m'aimer sur tes levres.
O territoire de ma chance !
Matinées !
Quelqu'un
Le bruit des pages tournées...
Non, c'est un rêve.
Entre deux portes l'air...
Non (reprends ta lecture).
Cette paille qui tremble sous le toît...
Rentre tes mains. Réchauffe-les.
Ce bruit...
C'est un réveil.
Cet autre...
Le cheval.
La nuit coule, froide, blanche,
entre l'oreille et le coeur.
13 décembre 1960 3h15 du matin.
Au fond de chaque amour des cancrelats sommeillent.
Sont-ce des cancrelats, mon coeur, ou des abeilles ?
Et lentement, tandis qu'en amande les yeux
S'éternisent, dans le désir, le bruit soigneux
De la noire légion dévore nos oreilles.
Rien n'y fait, nos soupirs ni nos gémissements
Ni le lin délirant dont nous vêtons nos contes,
Rien, et quand la beauté nous attache et nous ment
Les cancrelats sont là qui nous troublent et montent
Avec notre bonheur et son double, la honte.[...]
Si chanter mon amour c'est aimer ma patrie,
Je suis un combattant qui ne se renie pas.
Je porte au coeur son nom comme un bouquet d'orties,
Je partage son lit et marche de son pas.
Sur les plages l'été camoufle la misère,
Et tant d'estomacs creux que le soleil bronza
Dans la ville le soir entrelace au lierre
Le chardon de douleur, cet unique repas. [...]
Ode à l'Amérique africaine
à Marc Baudon
Free Man fume. Il me lance dans la bouche sa fumée.
Des HLM éclatent.
L’enfant noir rit. Ses beaux cheveux crépus aucune moisissure ne les lisse.
Planètes. Planètes.
Nous ne sommes pas blanc-noir Je suis beau parce que
je suis noir Je suis beau parce que je suis blanc Nous sommes beaux
Le sang a la couleur des roses de Jéricho,
Du rêve de l’émigré sur l’abjecte paillasse
(Négriers, patrons vous paierez !), la couleur
De l’aube sur les plages du Chenoua, de Californie,
Le sang lorsqu’il fleurit la peau non lorsqu’il gicle sous vos triques
(Vous paierez !), le bonheur des roses de Jéricho.
Free Man parle. Entre ses mains une géographie fabuleuse s’érige.
Caresses.
La sirène des porcs s’engouffre dans les os. Mais
Free Man parle. Ses poumons bloquent la pollution de l’Amérique.
Noirs et blancs on respire. On essaye de respirer. On ose, on commence,
Appel d’air. Free Man parle.
Free Man fixe. Entre sa lance et son fusil. Sur ce rotin qui est l’Afrique, Free Man
Fixe. Ses cuisses nous étreignent. Free Man
Bande. Pour la liberté pour le pain
Libre de tous. Free Man
Fixe le noir, la femme, l’homosexuel, le drogué, le blanc, le vert, le bleu, Free Man
Fixe dans l’iris le destin de l’homme,
Le conduit aux crêtes de feu. Sous
Les pavés la plage. Camarades merci ! Free Man
Fume. Et Hô et Mao et Che et la Palestine
Et Crazy Horse
Et Novembre et Mai le zodiaque
De l’autogestion et E = mc2 la
Bonté d’Einstein et Char et Fanon
Et Artaud et
Angela qui tient le fil du Minotaure
Et Genet sur toutes les poitrines et toutes les toisons de toutes les libertés
Et Ginsberg et Voznessenski et Ted Joans et Retamar et Guillen et Hikmet et Patrick Mac’Avoy et Sonia Sanchez et Depestre et Blas de Otero et Darwich et Khaïr-Eddine et Adonis et Cernuda et Whitman et
Le tam-tam électronique le chant la percussion tout
Le chant de la Raison et du Poème et
La Folie aux douces lèvres de tartine beurrée sur le cœur des enfants d’Archie Shepp
Dans la braise entre ses trois doigts
Témoignent et
Chacun de nous dans ce témoignage
Reconnaît sa dignité, son plaisir,
L’horreur de l’homme hors-les-crocs. Free Man
Que je nomme pour tous. Qui se nomme pour tous.
Tous,
Les gosses, les gommés, les loques, les militants, tout
Le peuple anonyme.
Free Man fume. Dans la bouche il me lance
Son avenir. Les bidonvilles éclatent.
Et le grand radeau vert de l’Amérique en larmes secoue ses singes de titane.
Free Man fume. Son poing montre le quai.
Et le grand radeau de l’Amérique en larmes à la dérive dans la nuit orientale fasciné furibond se cabre se disloque. Free Man
Chante. Sur ses cuisses lyriques
Le poème n’est plus un sanglot.
Alger, 22 novembre 1970/22 février 1972
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