samedi 3 mai 2014
Le Chant du Monde
Jean Giono (Manosque, 30 mars 1895 - 9 octobre 1970) était un écrivain et scénariste français dont un grand nombre de romans a pour cadre le monde paysan provençal.
A l'écart des mouvements littéraires de son temps, Giono ne saurait être cantonné au régionalisme.
Outre que ses ouvrages sont nourris de réflexions humanistes originales, ce qui le caractérise surtout c'est son style.
Mariant avec bonheur le concret des choses et des paysages avec la nécessaire richesse du vocabulaire pour en saisir la subtilité, Jean Giono compose de la poésie en prose pour magnifier ses sujets.
L'un des meilleurs exemples, c'est "Le Chant du Monde", paru en 1934 et adapté, comme tant d'autres de ses romans, au cinéma en 1965 par Marcel Camus.
Nous sommes un jour d'automne, sur les bords d'un fleuve non nommé, Antonio, l'homme du fleuve, vivant dans l'île des Geais et qu'on appelle Bouche d'or car il sait parler et inventer des chansons et séduit les femmes, reçoit la visite de son ami, Matelot, ancien marin. Ce dernier est devenu bûcheron et a eu deux fils, des jumeaux, des «bessons», dont l'un est mort, l'autre a des «cheveux rouges». Son fils est parti chercher du bois au pays Rebeillard, dans le haut de la vallée, l'été a passé, mais il n'est pas revenu. Ils décident de partir à sa recherche.
La nuit arriva dans un grand coup de vent. Elle n’était pas venue comme une eau par un flux insensible à travers les arbres, mais on l’avait vue sauter hors des vallées de l’est. D’un coup, elle avait pris d’abord jusqu’aux lisières du fleuve puis, pendant que le jour restait encore un peu sur les collines de ce côté-ci elle s’était préparée, écrasant les osiers sous ses grosses pattes noires, traînant son ventre dans les boues. Au premier vent elle avait sauté. Au premier vent elle avait sauté. Elle était déjà loin, là-bas devant, avec son haleine froide ; ici on était caressé par son corps tiède plein d’étoiles et de lune.
Vers le milieu du jour ils traversèrent le large verger de châtaigniers qui barrait le fleuve. Ils l'abordèrent doucement, sans bruit. Ils courbèrent le dos, le radeau glissa sous les arbres. Une grande chose était en train de s'accomplir ici. Les feuillages touchaient presque le fleuve. Ils étaient pleins de soleil mais la grande illumination venait des fleurs. Des étoiles. Comme celles du ciel, plus larges que la main avec une odeur de pâte en train de lever ! Une odeur de farine pétrie, l'odeur salée des hommes et des femmes qui font l'amour ! L'eau calme était couverte de poussière jaune. Le radeau écartait des brouillards de pollen.
La nuit était beaucoup plus vaste que le jour.
Sur la terre, tout était effacé, des collines, des bosquets et des ondulations des champs. C'était seulement plat et noir et au-dessus des arbres éteints le monde entier s'ouvrait. Au fond, coulait le lait de la vierge ; des chariots de feu, des barques de feu, des chevaux de lumière, une large éteule d'étoiles tenaient tout le ciel.
(...) tout l'étincellement de la terre s'éteignait d'un seul coup, deux ou trois grosses étoiles déchiraient le soir, puis, du haut des montagnes, s'écroulait lentement l'entassement des nuages, la neige recommençait à tomber et, la nuit s'étant fermée, il n'y avait plus rien à voir, il ne restait plus qu'à écouter les grands nuages qui battaient des ailes à travers les forêts.
Les bois se décharnaient. De grands chênes vernis d'eau émergeaient de l'averse avec leurs énormes mains noires crispées dans la pluie. Le souffle feutré des forêts de mélèzes, le chant grave des sapinières dont le moindre vent émouvait les sombres corridors, le hoquet des sources nouvelles qui crevaient au milieu des pâtures, les ruisseaux qui léchaient les herbes à gros lapements de langue, le grincement des arbres malades déjà nus et qui se fendaient lentement, le sourd bourdon du fleuve qui s'engraissait en bas dans la vallée, tout parlait de désert et de solitude.
La nuit. Le fleuve roulait à coups d'épaules à travers la forêt... D'un côté l'eau profonde, souple comme du poil de chat, de l'autre côté les hennissements du gué. Antonio toucha le chêne. Il écouta dans sa main les tremblements de l'arbre...
Loin, là-bas, dans les combes des collines, les oiseaux ne pouvaient pas dormir. Ils venaient écouter le fleuve. Ils le passaient en silence, à peine comme de la neige qui glisse . Dès qu'ils avaient senti l'odeur étrangère des mousses de l'autre côté, ils revenaient en claquant éperdument des ailes. Ils s'abattaient dans les frênes tous ensemble, comme un filet qu'on jette à l'eau. Cet automne dès son début sentait la vieille mousse.
Antonio commença à marcher. Comme il entrait dans l'eau, le froid le serra tout de suite aux genoux. Autour de ses jambes l'eau s'enroula et se mit à battre comme une herbe longue. ...
Il sentait la vie du fleuve.
C'était toujours un gros moment pour Antonio. Il avait regardé tout le jour ce fleuve qui rebroussait ses écailles dans le soleil, ces chevaux blancs qui galopaient dans le gué avec de larges plaques d'écume aux sabots, le dos de l'eau verte, là-haut au sortir des gorges avec cette colère d'avoir été serrée dans le couloir des roches, puis l'eau voit la forêt large étendue là devant elle et elle abaisse son dos souple et elle entre dans les arbres. Maintenant c'était là autour de lui. Ça serrait depuis les pieds jusqu'aux genoux
Le printemps du Sud montait des forêts et des eaux.Il avait déja conquis le soir et la nuit. Il était le maître de la longueur des heures. Les hautes montagnes de glace déchiraient le Nord ; une drapille de nuages battait sur leurs flancs. Mais on ne sentait plus le froid. Les poissons sautaient. Un renard mâle appelait d'une petite voix plaintive. Des tourterelles grises volaient contre le soleil et le bout de leurs ailes s'allumait. Les martins-pêcheurs couraient sur l'eau. Des grues lancées vers le nord comme des flèches passaient en criant. des nuages de canards écrasaient les roseaux. Un esturgeon à dos de cochon nageait sur l'eau
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