samedi 14 novembre 2020

Aco Šopov, le grand barde macédonien

 


Né le 20 décembre 1923, à Štip (dans l’Est de l'actuelle Macédoine du Nord), Aco Šopov (lire: Atso Chopov), de son prénom complet Aleksandar, fut une figure marquante des lettres balkaniques.

Poète, traducteur, éditeur et diplomate, il publie le premier ouvrage en langue macédonienne en 1944.

Profondément marqué par son enfance difficile - il dût s'occuper seul de sa mère paralysée et de son frère cadet - il remplit des cahiers d'écoliers de ses poèmes dès l'âge de 14 ans.
Son oeuvre est hantée par la maladie, la mort, la tristesse et la solitude.
Solitude qu'il éprouva, pendant la Seconde Guerre Mondiale, en perdant au combat sa fiancée, Vera Jocic, érigée au rang d'héroïne nationale.
Ses textes, modernes dans le style sont toujours ancrés dans la tradition et la réalité de la Macédoine.
Le poète allie sa propre expérience, la vérité de son pays et la destiné de l'humanité.


Son premier recueil connut le succès, mais divisa la société littéraire car il rompait avec la tradition dans la forme comme dans le fond : il parlait d'amour en plein conflit !
De même, la discussion fut vive quant à son refus de se plier aux règles du "réalisme communiste".
Cet anticonformisme lui vaudra reconnaissance et honneurs quelques années plus tard.

Tout en rejetant le modèle convenu, il n'entra pas en dissidence pour autant.
Au contraire : en 1967, il fut un des fondateurs de l'Académie macédonienne des sciences et des arts; récipiendaire du prix AVNOJ - plus haute récompense yougoslave - en 1970, il est à l'origine des Soirées poétiques de Struga. Il présida à plusieurs reprises la Fédération des écrivains yougoslaves.

Nommé ambassadeur au Sénégal en 1971, il y resta jusqu'en 1975 et devint ami avec Léopold Sédar Senghor.
Malade, il se retira de la vie publique en 1978.
Il décède le 20 avril 1982 à Skopje.


Plusieurs de ses poèmes ont été illustrés par des artistes yougoslaves :

Naissance de la parole

Nœud sur nœud.
Pierre sur pierre.
Forêt pétrifiée,
gel.
Nœud sur nœud.
Pierre sur pierre,
de pierre aussi nous deux.

La nuit fume.
La parole s’arrache à l’obscur.
Du charbon bleu brûle dans ses entrailles.
Ô toi qui n’existes que par ton absence,
tu berces le ciel
tu fais tourner la terre.

Ô toi qui n’existes que par ton absence,
la terre gémit sous les dalles de pierre.
Ivre de ses propres morts,
la parole surgit
qui brise toutes les tempes.
Nœud sur nœud.
Pierre sur pierre.
Au jour le jour je creuse ma tombe.
Éventre-moi
malédiction,
toi, enceinte de pierre,
que me brûle le charbon
de la parole, que je fonde.
 
Ilija Penusliski

Nid dans les vagues

Un oiseau des terres australes,
fatigué d’un vol trop long,
ébloui par trop de soleil,
tourne anxieux au-dessus du lac.
Dans l’arbre qui tend vers l’eau son riche feuillage,
il cherche son vieux nid,
le seul où il peut trouver le repos et la paix.

L’oiseau, avec peine,
continue de voler, de tourner,
mais ne reconnaît pas l’arbre.
Il a rajeuni, s’est ramifié,
on dirait qu’il recouvre tout le lac.
Des milliers d’autres oiseaux y ont passé leurs nuits
et l’ont quitté au moment des bruits matinaux.
Mais cet oiseau, lui, revenait chaque année
sans s’apercevoir que ses forces le quittaient
et qu’il n’était plus cet oiseau qui volait infatigable
s’enivrant de l’air pur et des parfums de l’arbre.

Il y a longtemps qu’il tourne anxieux au-dessus de l’eau,
au-dessus de l’arbre à l’immense feuillage,
en surplomb sur le lac que ride le vent
charriant de lointaines vagues
qui déferlent de plus en plus.
Voûtées, les vagues ressemblent au vieux nid
que l’oiseau a bâti dans les branches.
En hâte, il s’y précipite,
d’un vol sifflant, traverse les branches,
sans cri heurte l’eau
et se perd dans les vagues.

L’arbre étonné tend ses branches vers le lac en délire
comme pour recueillir l’oiseau
qui avait passé toute sa vie dans son nid
et qui à présent disparaît dans le nid des vagues,
le seul où il peut trouver le repos et la paix.

Tatjana Miljovska


Arbre sur la colline

Il y a très longtemps déjà qu’un arbre pousse sur cette colline sèche
et déploie ses branches comme un oiseau dans l’ivresse du vol.
Bien que du haut de son autel de feu le soleil le brûle,
les sèves du monde entier ne cessent de ruisseler en lui.

Été comme hiver
ses branches murmurent,
et le monde le voit et ne le voit pas.

Des vents sauvages et des noirs fantômes l’assiègent,
la terre dure et craquelée l’accable,
des vipères sucent le suc de ses racines,
mais par orgueil, il continue de pousser et de se couvrir de feuilles.

Mon amour, me promenant un matin,
je t’ai rencontrée sur cette colline.
Je t’ai tout donné, mais la vanité des choses…
Nous nous sommes aimés sous cet arbre,
la sécheresse nous fut ombrage.
Maintenant nous partons, le laissant à jamais seul.

À l’heure de cette terrible partance,
Dieu, exauce ma dernière prière :
qu’elle et moi, nous soyons un avec la sève de l’arbre
qui pousse vers les hauteurs
sur la colline sèche.

Petar Gligorovski

Prière pour une parole ordinaire mais introuvée

Prière de mon corps :
Trouve une parole pareille à l’arbre ordinaire
telle nudité des mains de charbon de nos aïeux,
dont la candeur vient de la première prière.
Mon corps prie pour cette parole.

Prière de mon corps :
Trouve une parole qui, proférée dans le cri,
blesse d’instinct le sang,
ce sang égaré en quête de son cours.
Mon corps prie pour cette parole.

Prière pour une parole ordinaire mais introuvée

Trouve la vraie parole
à l’image de tous les prisonniers tranquilles,
de ce vent, de cet ouragan
qui réveille les chevreuils dans nos yeux.
Trouve la vraie parole.

Trouve la parole inaugurale, le cri,
trouve cette parole. Et ce temple
prisonnier de son âge, fort de son attente
s’ouvrira de lui-même humble devant toi.
Trouve la parole inaugurale, le cri.

Roman Kisjov

Son oeuvre la plus célèbre :

Soleil noir

I.
Soleil noir sans levant ni couchant,
sans ciel à prier, ni terre à prendre.
Qui désire s’abreuver à ton éclat
est exilé de la géhenne, exilé de l’Éden.

Les herbes s’agenouillent, les arbres courent pieds
nus devant ta fleur en flamme porteuse de cendres
noires.

Soleil noir, oiseau déguisé en astre,
qui croit t’avoir saisi ne sait pas ce qu’est l’abîme.

Soleil noir, noir, sans levant ni couchant,
soleil noir pour assoiffés qui accostent le rivage.


II.
De quel pays inconnu, comment viens-tu
ô soleil noir, oiseau qui picore l’arbre vivant ?

Quel sorcier t’a envoyé, par quels pouvoirs secrets,
arc-en-ciel dessus trois cents Volga et trois cents Nil ?

D’où vient ce baudrier céleste, ruban chamarré
entre les galaxies obscures et nos deux univers ?

Est-ce ma douleur avant même la souffrance,
avant même de te voir dressé comme barricade astrale ?

Ô soleil noir, qui donc te pose sur mes épaules
pour que je te porte, poème, à la place de ma tête ?


III.
Où me mènes-tu à présent, quel antre sourd
saura garder tous nos secrets ?

Les étoiles nous regardent, mais les étoiles sont
aveugles.
Le monde n’a plus que nous, deux étocs confondus.

Mais qui donc nous guette, quel est cet architecte
qui nous emmure vivants dans une pyramide
morte ?

Ô poème, terre, femme, ô vie et mort à la fois,
aujourd’hui je boirai tout ce que tu m’offres.

Soleil noir, sans levant, ni couchant.
En vain je t’adresse une prière guerrière.

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